Open Access
Numéro
OCL
Volume 23, Numéro 3, May-June 2016
Numéro d'article D308
Nombre de pages 6
Section Dossier: Lipid consumption and functionality: new perspectives / Consommations et fonctionnalités des lipides : nouveaux horizons
DOI https://doi.org/10.1051/ocl/2015063
Publié en ligne 18 décembre 2015

© P. Besnard, published by EDP Sciences, 2015

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License (http://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, provided the original work is properly cited.

1 Introduction

L’obésité reste un des défis majeurs de santé publique du xxie siècle en raison de sa progression rapide au niveau mondial et des effets délétères qui lui sont généralement associés (diabète de type 2, atteintes vasculaires, hypertension, cancers, maladies neuro-dégénératives). Bien que les origines de cette épidémie soient clairement multifactorielles, le bouleversement récent de nos habitudes alimentaires contribue de façon significative à ce phénomène. En effet, pour la première fois de son histoire, une large partie de l’humanité “ne courre plus après les calories”. Une des conséquences d’une offre alimentaire abondante est de faciliter la consommation d’“aliments plaisir”, généralement riches en sucres et en graisses. En effet, ces aliments s’avèrent fortement attractifs en raison de la satisfaction hédonique immédiate qu’ils procurent (Drewnowski et al., 1985). Ce constat suppose l’existence d’une détection précoce et sélective des caractéristiques physico-chimiques de ces aliments dès leur mise en bouche. Cette détection orale dépend de l’efficacité d’un système sensoriel à 3 composantes : la somesthésie (sensibilité trigéminale: mécano-réception, thermo-sensation, nociception), l’olfaction rétro-nasale et la gustation. Contrairement aux sucres, on a longtemps considéré que la perception oro-sensorielle des lipides alimentaires était uniquement dépendante de leur texture et de leurs caractéristiques olfactives. L’identification récente de lipido-récepteurs (e.g. CD36) au niveau des bourgeons du goût chez le rongeur (Laugerette et al., 2005) et chez l’homme (Simons et al., 2011), dont l’absence partielle ou totale affecte les choix alimentaires (Laugerette et al., 2005, Pepino et al., 2012), suggère que les lipides alimentaires pourraient également être perçus par la voie gustative.

thumbnail Fig. 1

Circuit gustatif et conséquences physiologiques sur les sécrétions digestives et le comportement alimentaire. DVN, noyau dorsal du vague ; NTS, noyau du tractus gustatif ; VII, corde du tympan ; IX, glosso-pharyngien ; X, vague.

On sait que les personnes obèses ont tendance à consommer préférentiellement des aliments riches en graisses (Drewnowski et Greenwood, 1983; Mela et Sacchetti, 1991). Paradoxalement, l’origine de ce comportement reste encore mal connue. Comme l’information gustative joue un rôle prépondérant dans la valence hédonique des aliments et, en conséquence, dans les choix de les consommer ou pas, il était légitime de se poser la question suivante: est-ce que l’obésité est associée à un dysfonctionnement de la perception des lipides alimentaires par la voie gustative? Après un court rappel sur le système gustatif et la construction des choix alimentaires, cette mini-revue se propose de faire un point des connaissances actuelles concernant cette question.

2 Aperçu du système gustatif

Au niveau lingual, la détection des molécules sapides est assurée par trois sortes de papilles gustatives (i.e. fongiformes, foliées et caliciformes – Fig. 1). Les bourgeons du goût équipant ces papilles sont constitués de quelques dizaines de cellules dont la partie apicale de certaines d’entre elles, en contact avec la salive, contient des “senseurs” (récepteurs ou canaux ioniques) responsables de la détection des molécules sapides (Fig. 1). Quel que soit le couple molécule sapide/protéine de reconnaissance, l’activation des cellules réceptrices gustatives se traduit par une augmentation de la concentration intracellulaire en calcium ionisé ([Ca2+]i). Ce changement est à l’origine de la sécrétion de neuromédiateurs engendrant l’apparition de potentiels d’action au niveau des fibres gustatives afférentes de la corde du tympan et du glosso-pharyngien (nerfs craniens VII and IX). Après avoir transité par le noyau du tractus solitaire (NTS), l’information gustative est traitée par différentes aires cérébrales, notamment par l’axe cortico-limbique à l’origine de la dimension émotionnelle (i.e. plaisir/motivation/mémorisation) du comportement alimentaire. Le NTS renvoie également des informations vers le tractus digestif via des efférences vagales (Fig. 1). Cette voie réflexe active par anticipation diverses sécrétions digestives préparant, notamment, le tube digestif à l’arrivée du bol alimentaire.

3 Les déterminants biologiques des choix alimentaires

Le traitement de l’information gustative par le système cortico-limbique permet d’évaluer la palatabilité des aliments, c’est-à-dire le plaisir potentiel qu’ils peuvent procurer lors de leur consommation (Fig. 1). À cette information oro-sensorielle viennent s’ajouter des signaux internes de faim, de rassasiement et de satiété dont l’intégration par l’hypothalamus permet d’adapter la prise alimentaire aux besoins énergétiques de l’organisme. L’intégration des signaux externes, notamment de l’information gustative au niveau de l’hypothalamus et de certains signaux humoraux (e.g. leptine) au niveau du système cortico-limbique participe au dialogue entre le “cerveau émotionnel” et le “cerveau énergétique” permettant ainsi de relier la satisfaction hédonique au “bien être métabolique” escompté pour un aliment donné et donc de déclencher la décision de le consommer ou pas (Fig. 1).

Au cours des dernières décennies, un effort de recherche considérable a été entrepris avec succès pour décrypter les mécanismes moléculaires régissant le contrôle hypothalamique de la prise alimentaire. Ces travaux ont permis de montrer l’existence de dysfonctionnements de ce système homéostatique au cours de l’obésité (Schwartz, 2004) sans pour autant déboucher sur des stratégies thérapeutiques ou nutritionnelles permettant d’endiguer l’épidémie d’obésité. Paradoxalement, la dimension “émotionnelle” du comportement alimentaire a été longtemps négligée probablement faute de moyens d’investigation adéquats. L’usage de l’imagerie cérébrale à des fins de recherche a progressivement permis de montrer que la perception sensorielle des aliments est également profondément modifiée chez le sujet obèse. C’est notamment le cas de sa composante gustative.

4 L’obésité est associée à une neuro-vulnérabilité du “cerveau émotionnel”

L’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) permet d’établir une cartographie cérébrale instantanée des processus déclenchés en réponse à un stimulus donné. Cette technique, reposant sur le changement de la signature magnétique de l’hémoglobine en fonction de son degré de saturation en oxygène, sert à identifier les aires cérébrales les plus actives à un instant t. L’IRMf a ainsi permis d’établir que la présentation d’images d’aliments appétants déclenchait une activation neuronale plus soutenue au niveau des aires cérébrales impliquées dans la motivation et la récompense (i.e. cortex orbito-frontal, insula, noyau accumbens) et l’émotion et la mémoire (i.e. amygdale, hippocampe) chez des femmes obèses que chez des témoins de poids normal (Stoeckel et al., 2008). Il est important de souligner que certaines de ces aires cérébrales (i.e. cortex orbito-frontal, insula) sont connues pour être également impliquées dans la perception gustative (Simmons et al., 2005). À l’inverse, l’obésité semble déprimer l’activité du cortex pré-frontal impliqué dans le control cognitif et l’attention (Carnell et al., 2012). Une activation neuronale anormale est également observée chez des sujets obèses à jeûn en réponse à une stimulation orale avec une formule nutritive liquide riches en lipides et en sucres. On constate notamment une réponse exacerbée au niveau de l’insula antérieure, constitutive du cortex gustatif primaire, par rapport à des témoins de poids normal, alors que l’activité du cortex orbito-frontal est déprimée (DelParigi et al., 2005). Des études morphométriques comparatives basée sur l’IRM indique qu’il existe une moindre densité de matière grise dans les aires cérébrales impliquées dans le goût, la récompense et le contrôle du comportement alimentaire chez des volontaires obèses par rapport à des témoins minces (Pannacciulli et al., 2006). On ignore actuellement si ces altérations morphologiques sont la cause ou la conséquence de l’obésité. Bien que la signification fonctionnelle de ce changement ne soit encore pas établie, cette observation suggère que l’obésité s’accompagne de remaniements structuraux au niveau d’aires cérébrales connues pour jouer un rôle déterminant dans la construction des choix alimentaires. Ces quelques exemples suggèrent donc que l’obésité est associée avec une neuro-vulnérabilité du “cerveau émotionnel” pouvant expliquer la motivation à consommer de façon préférentielle les aliments les plus palatables, généralement riches en lipides (Carnell et al., 2012). On sait aujourd’hui que ce changement comportemental est la conséquence d’une dérégulation des signalisations dopaminergique et opiacée au niveau du système cortico-limbique (Berthoud et al., 2012).

L’obésité se traduit également par de profondes modifications endocrines (i.e. insulo-résistance, hyperleptinémie, chute du GLP-1 systémique, ...) connues pour affecter la fonction satiétogène de l’hypothalamus. L’altération comportementale généralement observée au cours de l’obésité pourrait donc s’expliquer par une suractivation du “cerveau émotionnel” associée à une dépression de l’activité satiétogène du cerveau métabolique”, favorisant ainsi la consommation préférentielle d’aliments “plaisir” (Carnell et al., 2012).

Il est important de souligner que ce déséquilibre n’est pas irrémédiable. En effet, une perte significative de poids, consécutive par exemple à une chirurgie bariatrique, s’accompagne généralement d’un profond changement des habitudes alimentaires spontanées se traduisant par des choix meilleurs pour la santé. Ce phénomène se maintenant dans le temps, ne semble pas être imputable aux effets indésirables secondaires à l’acte chirurgical proprement dit (dumping syndrome). Pour en cerner l’origine, l’équipe de Carel le Roux de l’Impérial Collège de Londres a soumis des volontaires à jeûn à un protocole de récompense conditionnelle et progressive consistant à cliquer 10 fois de suite sur une souris d’ordinateur pour obtenir une friandise au chocolat (riche en lipides et sucres); le nombre de clicks augmente selon un pas de 2 à chaque fois que la récompense était obtenue. Au cours d’une deuxième session, le test était réalisé avec des morceaux de légumes (carotte, petits pois, grains de maïs). Ce protocole original a permis de mettre en évidence que la surconsommation de la friandise au chocolat, observée chez les sujets obèses par rapport aux personnes de poids normal, disparaissait après chirurgie (dérivation gastrique de type Roux-en-Y). En revanche, l’intervention n’affectait pas la consommation volontaire de légumes. L’impact de l’obésité sur le comportement alimentaire est donc un phénomène réversible, le changement observé après la chirurgie étant en partie dû à une modification de l’évaluation du potentiel hédonique des aliments (Miras et al., 2012).

5 L’obésité affecte également la détection orale des lipides alimentaires

Puisque les lipides sont des acteurs majeurs de la valence hédonique des aliments et que leur détection oro-sensorielle est en partie médiée par la voie gustative, il était légitime de se demander si l’obésité pouvait également affecter la détection orale des lipides, et dans l’affirmative si elle était la cause ou la conséquence de ce dysfonctionnement.

6 Études animales

Pour tenter de répondre à ces questions, des tests comportementaux ont été entrepris chez des souris minces ou bien rendues obèses par un régime riche en graisses saturées. Le “two bottle preference test” permet d’évaluer la consommation spontanée d’une solution expérimentale par rapport à une solution témoin et d’en déduire l’impact d’une substance donnée, par exemple une émulsion lipidique, sur le comportement alimentaire (indifférence, attraction, aversion). Le principal avantage de ce test est la simplicité de sa mise en œuvre. Cependant, pour qu’il soit discriminant, il doit être relativement long (de 30 min à plusieurs heures). De ce fait, le choix alimentaire observé est la résultante de la combinaison de signaux externes oro-sensoriels et internes post-ingestifs/post-absorptifs (Fig. 1). Pour strictement cibler la composante orale, il faut donc avoir recours à une stratégie expérimentale limitant de façon drastique la durée du test (10–60 s). Ceci est rendu possible grâce à l’usage de lickomètres capables de déterminer en temps réel le nombre de lapées effectuées sur chacun des biberons (licking test).

En combinant ces deux méthodes, il nous a été possible de mettre en évidence que la préférence spontanée pour les lipides était réduite chez les souris obèses. Ce phénomène s’explique par le fait que la prise de poids s’accompagne d’une augmentation du seuil de détection des lipides. Cette perte de sensibilité est essentiellement due à un dysfonctionnement de la lipido-détection orale puisqu’elle est reproduite lors de licking tests réalisés sur des temps très courts (1 min) excluant ainsi toute influence extra-orale (Chevrot et al., 2013). Ce changement comportemental est toutefois réversible. En effet, l’hypodétection lipidique est corrigée par une perte de poids induite par restriction calorique (Chevrot et al., 2013, Shin et Berthoud, 2011) ou chirurgie bariatrique (Shin et al., 2011). De plus, il existe une corrélation négative entre la masse grasse corporelle et la sensibilité de la détection orale des lipides (Chevrot et al., 2013). Ces expériences suggèrent donc que l’obésité joue un rôle causal dans la détérioration de la détection oro-sensorielle des lipides alimentaires chez le rongeur. Contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, l’incapacité à détecter les faibles concentrations de lipides, qui caractérise l’animal obèse, ne limite pas sa consommation d’aliments gras, mais semble l’augmenter. En effet, quand des rats obèses ont le choix entre un régime pauvre ou riche en lipides, ils consomment préférentiellement le régime hyperlipidique (Shin et al., 2011). Il est probable que ce changement comportemental ait une origine à la fois centrale (i.e. neuro-vulnérabilité du cerveau “émotionnel”) et périphérique (i.e. dysfonction de l’oro-détection des lipides). En accord avec cette dernière hypothèse, on constate que l’abandon de la consommation préférentielle d’un régime hyper-gras au profit d’un régime plus pauvre en lipides, observé chez des rats ayant subi un by-pass gastrique, coïncide avec l’amélioration de leur lipido-détection orale (Shin et al., 2011).

Du point de vue fonctionnel, il apparaît que la signalisation lipide-dépendante des papilles gustatives est modifiée chez les souris obèses. En effet, on observe une réduction de la réponse calcique déclenchée par les lipides au niveau de cellules gustatives fraîchement isolées (Chevrot et al., 2013). Ce phénomène n’est pas la conséquence d’une chute de l’expression du lipido-récepteur CD36 dans ces cellules (Chevrot et al., 2013), mais d’une perturbation de son transfert dans les radeaux lipidiques limitant ainsi la transduction du signal lipidique au niveau des cellules réceptrices gustatives (Ozdener et al., 2014). La conséquence de ce changement est une moindre sécrétion de sérotonine (Ozdener et al., 2014). Puisque ce neuro-médiateur semble être impliqué dans le transfert du signal gustatif, cet événement pourrait à lui seul expliquer la réduction la sensibilité oro-sensorielle pour les lipides alimentaires observée chez les souris obèses.

7 Études humaines

Contrairement aux rongeurs, l’existence d’une corrélation entre obésité et sensibilité de la lipido-détection orale reste débattue chez l’homme puisque certaines études rapportent une association entre l’indice de masse corporelle (IMC) et le seuil de détection des lipides (Stewart et al., 2010, 2011), alors que d’autres ne trouvent aucune corrélation récurrente entre ces deux paramètres (Mattes, 2011a, Stewart et Keast 2012, Chevrot et al., 2014). Cette différence inter-espèce pourrait puiser son origine non seulement chez les sujets eux-mêmes (hétérogénéité génétique et des habitudes alimentaires), mais également dans l’approche méthodologique utilisée. En effet, l’IMC ne reflète qu’imparfaitement l’état d’adiposité des sujets. De plus, les seuils de détection des lipides sont généralement établis chez l’homme au moyen de tests triangulaires (3-Alternative Force Choice test ou 3-AFC) au cours desquels le sujet doit identifier, parmi trois solutions, celle contenant la molécule sapide, la concentration de cette dernière étant progressivement augmentée jusqu’au moment où le sujet devient capable de la détecter sans erreur plusieurs fois de suite. Pour cibler préférentiellement la composante gustative, les expériences sont généralement réalisées dans des conditions minimisant les influences olfactives (port d’un pince-nez), trigéminales (texturation de la solution témoin) et post-ingestives (absence d’ingestion des solutions). Si cette méthode est efficace quand la saveur testée est facilement identifiable (e.g. le sucré), elle s’avère plus problématique quand la sensation orale n’est pas clairement verbalisable, ce qui est le cas des lipides (Mattes, 2011b). Ces différentes limitations pourraient également expliquer la grande variabilité des seuils de détection des lipides observée chez l’homme, qu’il soit de poids normal ou obèse. Toutefois, une étude récente utilisant la méthode 3-AFC rapporte que les sujets les moins aptes à détecter les lipides étaient tous obèses (IMC ≥ 30 kg/m2) et se distinguaient des autres participants, qu’ils soient obèses ou non, par une surconsommation d’aliments gras (Chevrot et al., 2014). Il est donc possible que la relation entre obésité, performance de la lipido-détection orale et choix alimentaire puisse également exister chez l’homme, bien qu’elle ne semble pas être systématique, contrairement à ce qui est trouvé chez les rongeurs.

Il est connu qu’une stimulation orale de courte durée avec une solution lipidique déclenche une augmentation rapide mais transitoire de la triglycéridémie ([TG]pl) chez des volontaires à jeûn (Mattes, 2011b). Ce changement, étant la résultante de l’activation de l’arc réflexe langue/NTS/vague (Fig. 1), est considéré comme un marqueur de la sensibilité de l’oro-détection lipidique (Mattes, 2009). Pour s’affranchir des aléas de la 3-AFC (i.e. ressenti gustatif mal défini pour les lipides), cette caractéristique physiologique a été mise à profit pour réexaminer le rôle de l’obésité sur la détection oro-sensorielle des lipides alimentaires. Contrairement aux témoins de poids normal, on constate une absence d’augmentation de la [TG]pl consécutivement à la stimulation orale avec une émulsion lipidique chez les sujets obèses. Ce résultat inédit suggère que l’obésité perturbe l’arc réflexe normalement déclenché par le “sensing” lipidique oral (Chevrot et al., 2014). Bien que la signification physiologique de cette augmentation de la [TG]pl ne soit pas encore clairement établie, la piste d’un signal satiétogène précoce est plausible, du moins chez le rongeur. En effet, une perfusion carotidienne (= ciblage cérébral préférentiel) avec de micro-quantités d’une émulsion lipidique se traduit par une chute de la reprise alimentaire chez des rats initialement à jeûn (Moullé et al., 2013).

En bref, il ressort de ces expériences murines et humaines que l’obésité interfère, de façon plus ou moins systématique selon l’espèce considérée, avec la lipido-détection orale des lipides alimentaires. Chez le rongeur, la détérioration du “sensing” oro-sensoriel des lipides est à l’origine d’un cercle vicieux favorisant une consommation préférentielle d’aliments riche en lipides, ce phénomène étant réversible en cas de perte de poids.

8 Mécanismes possibles

L’origine de ce dysfonctionnement oro-sensoriel n’est pas encore clairement établie. Cependant, au moins deux pistes, non mutuellement exclusives, sont actuellement privilégiées : les troubles endocrines et l’inflammation liés à l’obésité.

Il est connu que certaines cellules gustatives expriment à leur surface des récepteurs hormonaux. C’est le cas, par exemple, du récepteur du glucagon-like peptide-1 (GLP-1R). Nous avons montré que l’absence de GLP-1R chez la souris se traduit par une augmentation du seuil de détection des lipides (= perte de sensibilité) par rapport à des animaux témoins lors de licking tests (Martin et al., 2012). Ce résultat inédit suggère que le GLP-1 participe à la régulation de la sensibilité de l’oro-détection des lipides alimentaires chez la souris. Or, une réduction de la sécrétion post-prandiale de GLP-1 est généralement observée au cours de l’obésité (Ranganath et al., 1996). On peut donc penser que certaines des perturbations endocrines associées à l’obésité peuvent directement affecter la détection oro-sensorielle des lipides.

Les bourgeons du goût sont des entités dynamiques dont la performance physiologique dépend non seulement de leur environnement hormonal mais également de la vitesse de leur renouvellement cellulaire (t1/2 = 8–12 j, en moyenne). Il est connu que les lipopolysaccharides (LPS) sont des endotoxines issues de la paroi des bactéries Gram-négatives induisant la sécrétion de cytokines pro-inflammatoires. Il a récemment été rapporté que l’injection aiguë de LPS (5 mg/kg de poids corporel) chez la souris provoque à la fois une chute rapide de la prolifération des cellules progénitrices responsables du renouvellement cellulaire des bourgeons du goût et l’apparition au niveau de l’épithélium gustatif de cytokines connues pour moduler la prolifération, la différenciation et la mort cellulaire (Cohn et al., 2010). Il est donc possible que l’environnement pro-inflammatoire caractérisant l’obésité puisse également affecter la performance fonctionnelle des papilles gustatives contribuant ainsi à la chute de la sensibilité de la lipido-détection orale. En effet, on sait depuis peu que la consommation de certains régimes obésogènes entraîne une dysbiose intestinale favorisant une endotoxémie LPS-dépendante (Chan et al., 2013). De plus, une corrélation positive entre concentrations plasmatiques de LPS et seuils de détection des lipides a été trouvée chez la souris et chez l’homme (NUTox, résultats non publiés).

Il n’est donc pas exclu que la perturbation de l’oro-détection lipidique observée au cours d’une obésité alimentaire soit la résultante d’un ensemble de changements physio-pathologiques (i.e. dysbiose, endotoxémie, hormones, ...).

9 Conclusion

Il y a quelques années, Linda Barthoshuk et ses collègues de l’université de Floride (USA) concluaient ainsi un de leurs articles: “Les personnes obèses évoluent dans un univers oro-sensoriel et hédonique différent de celui des individus de poids normal” (Bartoshuk et al., 2006). L’exploration récente de l’impact de l’obésité sur la performance gustative souligne la justesse de cette assertion, tant chez l’homme que chez le rongeur. Les distorsions fonctionnelles de la voie gustative ont été identifiées aussi bien niveau périphérique (bourgeons du goût) que central (cerveau émotionnel). Ces changements concernent non seulement la perception du gras, comme cette mini-revue a tenté de le montrer, mais également d’autres saveurs comme le sucré. Le fait que la sensibilité de la détection orale des lipides et des sucres soit compromise et que leur potentialité hédonique soit mal évaluée joue, sans nul doute, un rôle essentiel dans la surconsommation d’aliments hautement palatables et riches en énergie généralement constatés chez l’obèse. Fait intéressant, une perte de poids corrige les désordres comportementaux généralement observés au cours de l’obésité. Il est donc raisonnable de penser que le décryptage des mécanismes moléculaires liant lipides, perception gustative et obésité pourrait, à terme, déboucher sur de nouvelles stratégies nutritionnelles et/ou pharmacologiques visant à limiter le risque de surpoids, en dépit de l’environnement alimentaire obésogène dans lequel nous vivons.

Déclaration d’intérêts

L’auteur déclare que l’étude clinique réalisée dans le cadre du programme HumanFATaste, dont certains résultats sont présentés dans cette revue (Chevrot et al., 2013), a été co-financée par le Centre National Interprofessionnel de l’Economie laitière (CNIEL).

Remerciements

Les travaux de l’équipe NUTox sur la détection oro-sensorielle des lipides alimentaires sont soutenus par l’INSERM ; l’Agence Nationale de la Recherche (ANR-12-BSV1-0027-01, SensoFAT2 project ; ANR-11-LABX-0021-LipSTIC, LabEx LipSTIC) ; le Conseil régional de Bourgogne et le CNIEL (programme HumanFATaste).

References

  • Bartoshuk LM, Duffy VB, Hayes JE, Moskowitz HR, Snyder DJ. 2006. Psychophysics of sweet and fat perception in obesity: problems, solutions and new perspectives. Philos. Trans. R. Soc. Lond. B 361: 1137–1148. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Berthoud HR, Munzberg H, Richards BK, Morrison CD. 2012. Neural and metabolic regulation of macronutrient intake and selection. Proc. Nutr. Soc. 71: 390–400. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  • Carnell S, Gibson C, Benson L, Ochner CN, 2012. Neuroimaging and obesity: current knowledge and future directions. Obes. Rev. 13: 43–56. [Google Scholar]
  • Chan YK, Estaki M, Gibson DL. 2013. Clinical consequences of diet-induced dysbiosis. Ann. Nutr. Metab. 63: 28–40. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  • Chevrot M, Bernard A, Ancel D, et al. 2013. Obesity alters the gustatory perception of lipids in the mouse: plausible involvement of lingual CD36. J. Lipid Res. 54: 2485–2494. [Google Scholar]
  • Chevrot M, Passilly-Degrace P, Ancel D, et al. 2014. Obesity interferes with the orosensory detection of long-chain fatty acids in humans. Am. J. Clin. Nutr. 99: 975–983. [Google Scholar]
  • Cohn ZJ, Kim A, Huang L, Brand J, Wang H. 2010. Lipopolysaccharide-induced inflammation attenuates taste progenitor cell proliferation and shortens the life span of taste bud cells. BMC Neurosci. 11: 72. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  • DelParigi A, Chen K, Salbe AD, Reiman EM, Tataranni PA. 2005. Sensory experience of food and obesity: a positron emission tomography study of the brain regions affected by tasting a liquid meal after a prolonged fast. Neuroimage 24: 436–443. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  • Drewnowski A, Greenwood MR. 1983. Cream and sugar: human preferences for high-fat foods. Physiol. Behav. 30: 629–633. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  • Drewnowski A, Brunzell JD, Sande K, Iverius PH, Greenwood MR. 1985. Sweet tooth reconsidered: taste responsiveness in human obesity. Physiol. Behav. 35: 617–622. [Google Scholar]
  • Laugerette F, Passilly-Degrace P, Patris B, et al. 2005. CD36 involvement in orosensory detection of dietary lipids, spontaneous fat preference, and digestive secretions. J. Clin. Invest. 115: 3177–3184. [Google Scholar]
  • Martin C, Passilly-Degrace P, Chevrot M et al. 2012. Lipid-mediated release of GLP- 1 by mouse taste buds from circumvallate papillae: putative involvement of GPR120 and impact on taste sensitivity. J. Lipid Res. 53: 2256–2265. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  • Mattes RD. 2009. Brief oral stimulation, but especially oral fat exposure, elevates serum triglycerides in humans. Am. J. Physiol. Gastrointest. Liver Physiol. 296: G365–G371. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  • Mattes RD. 2011a. Accumulating evidence supports a taste component for free fatty acids in humans. Physiol. Behav. 104: 624–631. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  • Mattes RD. 2011b. Oral fatty acid signaling and intestinal lipid processing: support and supposition. Physiol. Behav. 105: 27–35. [Google Scholar]
  • Mela DJ, Sacchetti DA. 1991. Sensory preferences for fats: relationships with diet and body composition. Am. J. Clin. Nutr. 53: 908–915. [Google Scholar]
  • Miras AD, Jackson RN, Jackson SN et al. 2012. Gastric surgery for obesity decreases the reward value of a sweet-fat stimulus as assessed in a progessive ratio task. Am. J. Clin. Nutr. 96: 467–473. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  • Moullé VS, Le Foll C, Philippe E et al. 2013. PLoS One 8: e74021. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  • Ozdener MH, Subramaniam S, Sundaresan S et al. 2014. CD36- and GPR120-mediated Ca2+ signaling in human taste bud cells mediates differential responses to fatty acids and is altered in obese mice. Gastroenterology 146: 995–1005. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  • Pannacciulli N, Del Parigi A, Chen K, Le DS, Pannacciulli N, Tataranni PA. 2006. Brain abnormalities in human obesity: a voxel-based morphometric study. Neuroimage 31: 1419–1425. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  • Pepino MY, Love-Gregory L, Klein S, Abumrad NA. 2012. The fatty acid translocase gene CD36 and lingual lipase influence oral sensitivity to fat in obese subjects. J. Lipid Res. 53: 561–566. [Google Scholar]
  • Ranganath LR, Beety JM, Morgan LM et al. 1996. Attenuated GLP-1 secretion in obesity: cause or consequence ? Gut 38: 916–919. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  • Schwartz GJ, Wright JW, Howland R, Marks V. 2004. Biology of eating behavior in obesity. Obesity. Res. 12: 102S-106S. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Shin AC, Berthoud HR. 2011. Food reward functions as affected by obesity and bariatric surgery. Int. J. Obes. (Lond.) 35: S40–4. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Shin AC, Townsend RL, Patterson LM, Berthoud HR. 2011. “Liking” and “wanting” of sweet and oily food stimuli as affected by high-fat diet-induced obesity, weight loss, leptin, and genetic predisposition. Am. J. Physiol. Regul. Integr. Comp. Physiol. 301: R1267–R1280. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  • Simmons WK, Martin A, Barsalou LW. 2005. Pictures of appetizing foods activate gustatory cortices for taste and reward. Cerebr. Cortex 15: 1602–1608. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  • Simons PJ, Kummer JA, Luiken JJ, Boon L. Apical 2011. CD36 immunolocalization in human and porcine taste buds from circumvallate and foliate papillae. Acta Histochem. 113: 839–843. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  • Stewart JE, Keast RS. 2012. Recent fat intake modulates fat taste sensitivity in lean and overweight subjects. Int. J. Obes. (Lond.) 36: 834–842. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Stewart JE, Feinle-Bisset C, Golding M, Delahunty C, Clifton PM, Keast RS. 2010. Oral sensitivity to fatty acids, food consumption and BMI in human subjects. Br. J. Nutr. 104: 145–152. [Google Scholar]
  • Stewart JE, Newman LP, andKeast RS. 2011. Oral sensitivity to oleic acid is associated with fat intake and body mass index. Clin. Nutr. 30: 838–844. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  • Stoeckel LE, Weller RE, Cook EW 3rd, Twieg DB, Knowlton RC, Cox JE. 2008. Widespread reward-system activation in obese women in response to pictures of high-calorie foods. Neuroimage 41: 636–647. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]

Cite this article as: Philippe Besnard. Perception oro-sensorielle des lipides alimentaires et obésité. OCL 2016, 23(3) D308.

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Circuit gustatif et conséquences physiologiques sur les sécrétions digestives et le comportement alimentaire. DVN, noyau dorsal du vague ; NTS, noyau du tractus gustatif ; VII, corde du tympan ; IX, glosso-pharyngien ; X, vague.

Dans le texte

Les statistiques affichées correspondent au cumul d'une part des vues des résumés de l'article et d'autre part des vues et téléchargements de l'article plein-texte (PDF, Full-HTML, ePub... selon les formats disponibles) sur la platefome Vision4Press.

Les statistiques sont disponibles avec un délai de 48 à 96 heures et sont mises à jour quotidiennement en semaine.

Le chargement des statistiques peut être long.