Open Access
Numéro
OCL
Volume 18, Numéro 3, Mai-Juin 2011
Dossier : Biodiversité et cultures végétales (approches)
Page(s) 105 - 112
Section Agronomie
DOI https://doi.org/10.1051/ocl.2011.0386
Publié en ligne 15 mai 2011

© John Libbey Eurotext 2011

Disparu l’an dernier, Michel Sebillotte a écrit cet article en 1969. Il est publié ici en hommage à l’homme et au chercheur qu’il fut et aussi au collaborateur de la revue qui accueillait avec patience et attention nos éditoriales demandes. Cette publication veut aussi faire écho à distance à la Journée d’hommage organisée conjointement le 17 décembre 2010 par l’Association française d’Agronomie, l’Inra, AgroParisTech et l’Académie d’Agriculture, et dont les Actes sont à paraître prochainement. Si l’immense carrière de Michel Sebillotte le conduisit à élargir sa réflexion à de plus amples objets de réflexion que celui qui est au centre de cet article « des commencements », néanmoins, comme de nombreux orateurs l’ont fait remarquer, l’essentiel de sa démarche y est : la réflexion en marche… le tour de plaine… De Michel Sebillotte, OCL a publié en particulier :Développement durable, recherche et société, 1997 (no 6) : 448-450.La prospective « Semences » à l’INRA : conséquences et questions pour un institut de recherche publique, 2000 (no 2) : 165-168.Territoires : de l’espace physique au construit social. Les enjeux pour demain et les apports de la recherche, 2001 (no 6) : 474-479.Trois hommes dans un projet de développement territorial, 2001 (no 6) : 516-523.Recherche finalisée, organisations et prospective : la méthode prospective SYSPAHMM (SYStème, Processus, Agrégats d’Hypothèses, Micro et Macro scénarios), 2003 (no 5) : 329-345.

Articles disponibles sur le site : www.revue-ocl.fr

Introduction

Responsable d’une exploitation, je dois constamment prendre des décisions au niveau de chacune de mes parcelles, au niveau général de l’exploitation. Ces décisions sont applicables aujourd’hui même ou, au contraire, beaucoup plus tard ou auront encore des répercussions dans plusieurs mois.

Par exemple :

  • Est-ce que je récolte aujourd’hui du maïs ? dans quelle parcelle ?

  • Je vais acheter une charrue, quelle forme de versoir choisir ?

  • Désherbage de mes blés d’hiver, comment m’y prendre ?

  • Est-ce que je vais brûler mes pailles ou les enfouir ?

  • Quelle succession de cultures adopter ?

Ces décisions n’ont rien d’extraordinaire, tout agriculteur doit les prendre un jour ou l’autre ! Plus, ne semble-t-il pas répondre à ces questions chaque jour sans grande difficulté, presque par habitude ?

Et pourtant ! La quantité d’informations nécessaires pour que mes décisions aient un sens, pour qu’elles soient prises dans la meilleure direction, est considérable.

Examinons rapidement tout ce qui est supposé connu dans les exemples précédents.

Décision de récolte

Bien évidemment, la récolte doit être mûre, mais quelle est sa teneur en eau ? (s’il a plu depuis hier 30 mm, quelle est maintenant son humidité ?) Cette teneur en eau est-elle compatible avec ma capacité de séchage journalière, ou la coopérative acceptera-t-elle ce grain ?

Comment le sol supportera-t-il le passage répété des engins ? Conséquences pour sa structure et répercussions éventuelles sur le rendement de la culture suivante ? Quels seraient les remèdes, est-ce que je dispose du matériel et du temps nécessaires ?

Faut-il que je récolte aujourd’hui ? La parcelle en INRA 351 qui a commencé à verser sous l’action du vent mais dont le sol est très humide ou bien celle en Iowa 4417 dont le terrain est très sain qui est un peu moins mûre ?

Choix d’une forme de versoir

Comment savoir le travail que vont réaliser les différents types de versoir dans mes parcelles ? Je ne pourrais pas, en général, y faire travailler les outils avant de me décider. Si je vais à une démonstration, si je compare avec les résultats obtenus par le voisin, il faudra que je puisse admettre que mes sols sont très voisins ou, au contraire, différents.

Est-ce que tel versoir pourra convenir toute l’année, pour toutes mes parcelles ? Sur quelle surface l’emploierai-je ? Est-il alors nécessaire d’en posséder plusieurs types ? Mais, finalement, est-il indispensable de labourer mon sol ? Pourquoi est-ce que je laboure ?

Choix d’un mode de désherbage des blés d’hiver

Quel sera l’envahissement par les adventices de chacune de mes parcelles au cours de la végétation du blé ? Est-ce que je peux en chiffrer les répercussions sur les rendements, les conditions de récolte (verse, retard de maturité, triage du grain) ?

Quelles sont, pour chaque parcelle, les principales adventices ? L’influence des précédents, de la profondeur de travail ? À quelle époque germent-elles ? Jusqu’à quelle période peut-on les traiter avec succès, en général dans la région, et plus particulièrement dans mes parcelles (microclimat) ?

Si je ne traite pas au semis, pourrais-je le faire plus tard (cas des graminées en particulier), à la période optimum vis-à-vis des adventices et de la céréale ? Comment les dates de traitement rentrent-elles dans mon programme général d’emploi de la main-d’œuvre et du matériel ?

Est-ce que pour certaines parcelles il ne serait pas utile de coupler d’autres moyens de lutte : assainissement autre succession de culture, travail du sol en été (chiendent) ? Faut-il une lutte d’entretien ou un traitement de choc ?

Brûlage des pailles – Politique de la matière organique

Avantages et inconvénients des enfouissements de pailles ? Répercussions sur les successions de cultures (sans brûler je ne peux faire un deuxième blé ?) ? Comment se comportent les sols de mes parcelles ? Se battent-ils rapidement, se prennent-ils en masse à la sortie de l’hiver ?

Ai-je le matériel adéquat pour enfouir les pailles ? Est-il bien réglé ? N’est pas la raison des inconvénients que j’observe (lit de paille, gley…) ?

Puis-je brûler une fois de temps à autre ou chaque année au cours d’une rotation ? Sur toutes les parcelles ? Y a-t-il d’autres moyens d’assurer un bon comportement de mes sols ? À quel prix ?

Ne faudrait-il pas que je me préoccupe d’une politique générale de la matière organique, sur plusieurs années, pour l’ensemble de l’exploitation ? Répercussions sur l’ensemble de la vie de l’exploitation ?

Choix d’une succession de cultures

Quels sont les rendements moyens et leurs variations pour les différentes cultures ? Comment ces rendements varient-ils selon le précédent cultural, les parcelles ?… Conséquences des successions possibles sur la lutte contre les adventices, sur le bilan humique, l’état structural du sol ?…

Après telle culture suis-je sûr de pouvoir toujours semer ? Comment se combinent les travaux au cours de l’année ? Y a-t-il des pointes de travail ? Aurai-je toujours un nombre suffisant de jours disponibles ? D’autres techniques culturales ne permettraient-elles pas d’aller plus vite ou d’opérer à une autre époque ?

Puis-je adopter la même succession pour toutes mes parcelles ? Si une année je ne puis mettre en terre une culture, de quelle solution de rattrapage vais-je disposer ? Ai-je le matériel et les bâtiments nécessaires ?

Quels sont les débouchés, leurs évolutions prévisibles ?

Pourquoi des « tours de plaine »

Les questions auxquelles je dois répondre sont très nombreuses. Comment y arriver ?

Si, sur toutes mes parcelles :

  • le climat avait des caractéristiques immuables;

  • le sol était homogène sur toute sa surface et toute son épaisseur;

  • les techniques culturales donnaient un travail rigoureusement constant dans le temps et dans l’espace;

  • les invasions de parasites et d’adventices étaient prévisibles.

Si donc on pouvait prévoir le rendement des cultures chaque année, les travaux et leurs dates, alors un technicien étudierait mon cas au laboratoire et m’indiquerait une fois pour toutes, les solutions possibles sur chacune de mes parcelles. Ensuite je choisirais une solution en fonction des contraintes d’organisation de mon exploitation et des circonstances économiques.

Mais il n’en est pas ainsi !

  • Le climat est variable, sa prévision exacte est encore impossible. Je peux calculer les chances d’observer telle quantité de pluie ou telle température au cours d’un mois de l’année mais je n’ai pas de certitude. De plus, une période défavorable peut être compensée ultérieurement : n’ai-je pas, plusieurs fois, regretté d’avoir retourné une partie de mes blés après un gel qui n’avait laissé que 80 pieds au mètre carré ? En effet, les resemis ont été difficiles et leurs résultats inférieurs, les conditions ultérieures de printemps ayant favorisé le tallage épis dans les parcelles non retournées. Enfin, la pente, l’orientation du terrain, entraînent des microclimats : la partie de ma parcelle exposée au sud se réchauffe plus vite au printemps que celle tournée à l’est et les maïs y démarrent plus vite; par contre, sur ce coteau sud, j’observe de l’échafaudage sur les variétés de blé tardives en année chaude et sèche alors qu’en année humide j’y fais d’excellents rendements.

  • Le sol de mes parcelles est souvent très hétérogène. Sa profondeur varie, il y a des bancs de pierre; le régime de l’eau n’est pas uniforme, il y a des mouillères, la texture varie : j’ai des veines de sable bordées d’une terre très argileuse et le même réglage de ma charrue conduit à des labours très différents, mais les variations sont trop nombreuses pour que je puisse penser à un nouveau découpage de mes parcelles… Il y a deux ans j’ai récolté une partie de mes betteraves par temps très pluvieux et, là, je retrouve aujourd’hui, enfouies dans le sol, des mottes très dures que je n’ai pas ailleurs. C’est moi qui ai introduit cette hétérogénéité; bien qu’elle s’explique, on ne pouvait dire qu’elle aurait lieu telle année, à tels endroits.

  • Le résultat des techniques culturales dépend de l’outil, de l’état du sol et de la végétation : le passage d’un même outil ne donne pas, partout, le même travail. Je connais bien ce problème avec mon semoir à maïs; il a tendance à bourrer dans des endroits trop humides : son débit est irrégulier lorsque la vitesse du tracteur est élevée. Je sais aussi que la même charrue ne donne pas du tout le même travail selon le réglage adopté, la vitesse de travail… Or, le réglage se fait au champ, sur le moment il va donc dépendre de beaucoup de choses difficiles à prévenir et aussi de la compétence du conducteur de tracteur, de la façon dont je lui aurai donné des ordres !...

La taille, la forme de la parcelle vont intervenir et modifier le résultat du travail. Les conditions d’emploi de l’outil sont prépondérantes mais presque impossibles à prévoir précisément. Au niveau de l’exploitation, je dois disposer de possibilités d’adaptations, mais lesquelles ?

  • Les parasites et les adventices, s’ils existent, ne se comportent pas tous de la même façon. Il y a des années à pyrales, à hannetons, des terres à vulpins, à folle avoine. Mais si je laboure plus ou moins profondément mon sol ou si je ne laboure pas du tout, je n’aurais ni la même quantité d’adventices ni les mêmes espèces.

  • Il faut ajouter à tout cela que l’histoire de la parcelle (les cultures qui s’y sont succédées, les traitements qu’elles ont reçus…) va aussi intervenir pour modifier considérablement le comportement du sol, des parasites… et donc celui des plantes cultivées.

À la récolte pour apprécier ma culture, je vais en mesurer le rendement mais si je n’ai pas d’autres informations, quelle valeur lui donner ? À quoi attribuer le fait qu’il soit élevé ou pas ? Le rendement est le résultat de l’action de toutes les variations précédentes sur la plante cultivée : c’est ainsi que la même année, donc avec le même climat, mon blé donnera 60 quintaux dans les terres lourdes ou humides, 45 quintaux sur les terres légères. De même, lorsque j’estime le rendement, je dois préciser mon objectif. En effet, si je cherche à connaître l’action du climat et du sol, il n’est pas utile que j’opère cette mesure à un endroit où par contre, il faut que je tienne compte des zones tassées par les roues…

Toutes ces informations sur le milieu naturel (y compris les plantes cultivées) de mon exploitation, qui varie dans le temps et dans l’espace, informations dont j’ai besoin pour juger et pour progresser, comment les obtenir ?

L’outil irremplaçable est le tour de plaine. Il comporte deux étapes :

  • l’observation;

  • l’utilisation des observations.

L’observation

Observer est difficile et cependant, il importe que l’observation soit aussi fidèle que possible : une autre personne, de ma compétence, doit voir ce que j’ai vu : si je recommence mon observation, je dois décrire la situation de la même façon, sinon comment comparer !

Les difficultés de l’observation

La première remarque qui s’impose est qu’il faut vouloir observer. L’observation ne se fait pas d’elle-même, il faut y mettre le prix. Par exemple, ne pas hésiter à faire un trou pour observer la façon dont la charrue a travaillé au fond du labour. De la même façon, ne pas croire que la majorité des choses peuvent être vues de la fourrière ou du haut du siège de son tracteur.

Si mon voisin me dit que tout va bien c’est peut-être qu’il ne veut pas voir ce qui ne va pas !

Mais je crains plus encore celui qui ne voit que dans la direction de sa volonté. Celui-là est dangereux.

  • Pour voir, il faut entrevoir : un minimum de connaissance, de pratique de l’observation est donc nécessaire. C’est le rôle de l’école, de la formation au contact des vulgarisateurs, des journées d’information, des déformations sur le terrain. Mais attention, ne soyons pas de ceux qui attendent de tous savoir pour agir, ici ce serait sans solution puisqu’une grande partie de nos connaissances viendra de nos observations ! Le tour de plaine est d’autant plus riche qu’il est répété.

  • Pour bien voir, il faut décomposer son observation. Ce champ de blé est plus beau que celui-là. Cette remarque n’apporte rien. Qu’est ce qu’un « beau champ » ? Pour certains ce sera la hauteur du blé, pour d’autres sa régularité, d’autres encore s’en moquent et n’attachent de prix qu’au rendement. Ce qui importe, c’est de connaître le nombre de pieds, le nombre d’épis, le poids des grains, la propreté du champ, le degré de parasitisme… pour comprendre le résultat final à la récolte et donc pour pouvoir le reproduire s’il est favorable.

  • On voit à un instant donné. Or, rien n’est immuable au champ. Si j’oublie cela, je vais ériger en absolu quelque chose de relatif ? Un bon exemple est celui de l’enracinement de mes maïs. Cette année, pluvieuse, je constate que presque toutes les racines se trouvent en surface, au-dessus d’une semelle de labour, cependant j’ai récolté 80 quintaux à l’hectare. Quand, ensuite, je voudrai juger, devrai-je en conclure que ce type d’enracinement est bon ? Pour le savoir, je dois resituer mes observations par rapport au type de sol, au climat … et donc les répéter.

Ces difficultés sont, en partie, éliminées si j’observe avec méthode. En particulier, si je commence par me préoccuper plus de voir que de juger (en bien ou en mal). Alors se posent les questions suivantes : Quelles observations ? Où ? Quand ? Comment les enregistrer ?

Quelles observations ?

Leur nombre est considérable ! Il est évident qu’un choix s’impose. Mais ce choix doit résulter d’un raisonnement et non de mon tempérament. En effet, je cherche non seulement à constater un comportement général des plantes et du sol en fonction du climat mais aussi à comprendre ce qui s’est passé, sinon je ne pourrais pas mieux agir ensuite. Il est donc nécessaire de maintenir des observations sur tous les éléments qui constituent une situation culturale : le microclimat, le sol, les plantes.

Voici un exemple : j’étudie le rendement du blé derrière deux précédents culturaux : maïs et colza. Je constate une différence de rendement que je vais essayer d’attribuer à l’état chimique du sol, à des parasites, à des excrétats racinaires… et en général je n’aurai aucun moyen de vérifier mes hypothèses. Par contre, si en décomposant le rendement, je constate des tallages-épis différents, j’aurai tendance à supposer une influence du précédent sur la dynamique de l’azote.

Mais cela n’est pas sûr, ai-je d’autres symptômes tels la couleur du feuillage, qui indiquent la même chose ?

Il n’est d’ailleurs pas évident que, s’il y a des modifications, elles soient suffisamment visibles. Par contre, si je m’étais souvenu que la profondeur de semis peut modifier le tallage du blé, j’aurais pu, a priori, décider de l’observer et j’aurais alors peut-être constaté des différences.

Il ne sert à rien d’observer en détail certains points si le reste est négligé car il ne sera pas possible de formuler des hypothèses explicatrices.

Je dois suivre un canevas d’observations et, aussi, rester en alerte pour voir du nouveau, de l’inconnu, de l’imprévisible.

Voici un exemple de canevas d’observations à réaliser en distinguant observations qualitatives et observations quantitatives (tableau 1).

Où faire les observations ?

Deux étapes sont à considérer :

  • Je cherche à mieux connaître mes parcelles.

Les observations du tour de plaine ont alors pour but de mettre en évidence les hétérogénéités qui existent (différence de sol, de pente, d’invasion en adventices, de comportement de la plante cultivée…) entre les parcelles ou au sein de chacune. Je dois être capable de superposer sur le plan de mon exploitation une carte des hétérogénéités. Si la zone dans laquelle je me trouve est homogène (par rapport au degré de précision de mon observation) il y suffit d’un point d’observation.

Le tour de plaine sera cet itinéraire, jalonné d’arrêts pour observer. C’est évidemment à pied que se fait ce trajet, avec dans le cas de parcelles éloignées les unes des autres, l’aide d’une automobile ou d’une bicyclette; attention, ces engins vous attirent toujours, on n’aime pas s’en éloigner, les champs sont alors fort mal visités ! Selon l’époque de l’année, certaines parcelles pourront être délaissées parce que, apparemment, leur observation n’apporterait rien (ou faute de temps !).

Le résultat des techniques culturales dépend de l’outil, de l’état du sol et de la végétation; la même charrue ne donne pas le même travail selon le réglage adopté, la vitesse de travail…

Ici je cours cependant un grand danger car le réel n’est que rarement totalement conforme à l’idée que l’on s’en fait. L’homogénéité peut être fonction du temps, dépendre du climat qui régnera et il faudra alors beaucoup d’années pour avoir pu observer toutes les conséquences des divers climats annuels.

  • Je cherche à connaître les réactions du milieu naturel ou (et) de la plante cultivée aux techniques culturales.

L’homogénéité peut être détruite par les techniques culturales employées : différences d’outils (ou de réglage), de produits ou de date d’application, de densité ou de mode de semis, de précédents culturaux… Mes tours de plaine auront souvent pour objet d’étudier, en détail, les comportements du sol, de la plante cultivée qui résulteront de ces divers traitements.

Mais on voit bien que ces différences devront être appliquées à des zones qui se seront révélées homogènes au cours de la première étape. Si cela n’était pas je ne saurai à quoi attribuer l’absence ou la présence de différences dans les résultats. C’est la raison de toutes les précautions que prend le technicien avant d’implanter un essai. C’est pourquoi il est toujours réticent lorsque je lui indique que je vais simplement couper ma parcelle en deux et qu’après m’avoir questionné sur mon homogénéité il me suggère au moins de répéter plusieurs bandes avec les divers traitements.

Les points d’observation sont, ici, définis par la localisation des traitements.

Quand faire les observations ?

La réponse est simple à énoncer : c’est aux moments les plus favorables pour observer les phénomènes que les tours de plaine ont précisément pour but de mettre en évidence. Le choix des dates ne peut se faire a priori, il résultera de la connaissance acquise progressivement.

Je dois donc adopter, au début, lorsque je ne connais pas suffisamment mes parcelles et le comportement des plantes, un rythme régulier avec des intervalles de temps assez courts entre deux observations, sinon certains symptômes fugaces m’échapperont (retard à la levée d’une culture, vol de cécidomyies…). Ensuite, à mesure que progresse ma connaissance du milieu naturel, je concentrerai mes observations au cours des périodes où les évolutions sont rapides et je les espacerai le reste du temps.

J’utiliserai d’ailleurs souvent l’évolution des plantes cultivées comme point de repère. En effet, cette mesure du temps, différente de celle du calendrier, traduit précisément l’influence globale du milieu et des techniques sur les plantes. De plus, je sais que les dates d’application de certaines techniques (apport d’engrais, désherbage…) doivent être raisonnées par rapport au stade de développement de la plante car leurs résultats ne seront favorables qu’à cette condition.

Mais il restera toujours ce que je ne connais pas encore et ce qui est exceptionnel. Or, les événements exceptionnels sont très enrichissants pour connaître et comprendre le comportement des sols, des plantes. À cet égard, les années très pluvieuses ou très sèches ou très froides… devraient être, de ma part, l’objet d’observations minutieuses, beaucoup plus nombreuses qu’en temps ordinaire. Mais je ne dois pas oublier d’observer, par exemple, les sols et le rythme de levée de la plante si un orage très violent est survenu juste après le semis. C’est souvent là que je pourrais percevoir l’effet bénéfique d’une culture d’engrais vert sur la battance ou les conséquences de telle ou telle modalité de travail du sol…

La variabilité du climat entraîne la nécessité de recommencer chaque année les moyennes, le climat peut être assez stable. Il varie souvent suffisamment au sein de chaque année pour entraîner des conséquences considérables sur les cultures, sur le résultat de l’application des techniques.

Or, pour choisir les techniques et les dates d’application, je dois pouvoir estimer des risques. Par exemple, je dois savoir, pour chaque parcelle, la date au-delà de laquelle il est inutile de semer du blé d’hiver parce que les risques d’échec seront trop élevés (mauvaises levées, dégâts de gel, structure gâchée, échaudage à la récolte…) mais je dois aussi pouvoir estimer que si je sème avant telle date, j’ai 90 % de chances de réussite alors qu’ensuite ces chances diminuent plus ou moins rapidement selon mes parcelles. Je n’obtiendrai ces estimations de risque que si mes observations portent sur plusieurs années, sinon elles n’auront aucun sens.

L’utilisation des observations

Je n’observe pas par plaisir, mais pour mieux diriger mon exploitation, pour que mes choix et mes décisions tiennent mieux compte du réel.

Le tour de plaine doit me permettre trois opérations :

  • porter un jugement immédiat sur une situation culturale, émettre un diagnostic. C’est-à-dire reconnaître que la situation est favorable ou non vis-à-vis des objectifs poursuivis et, si possible, pouvoir expliquer comment on est arrivé à cet état;

  • dégager la nature des problèmes qui se posent sur mon exploitation et leur ampleur;

  • hiérarchiser ces problèmes, établir des ordres de priorité technique et ainsi élaborer des solutions possibles entre lesquelles le choix résultera le plus souvent de critères économiques.

Ces opérations ne seront possibles que si mes observations sont enregistrées et dépouillées.

L’enregistrement des observations

À de rares exceptions près, les décisions que j’aurai à prendre, immédiatement à l’issue d’une tour de plaine tiendront compte de mon expérience passée. Or, cette expérience me donne une idée de ce qui risque de se passer, du comportement probable des plantes et du sol (avec 80 pieds de blé au mètre carré fin février je n’ai réussi qu’une fois dans cette parcelle à obtenir 40 quintaux à l’hectare).

J’ai progressivement, grâce à mes observations, construit l’histoire de mes parcelles, et je l’utilise pour juger. L’expérience m’a aussi montré que ma mémoire était un instrument très imparfait, ainsi si je le désire, plusieurs mois ou années après un événement, en retrouver les détails (à quelle date s’est faite la montée du Capitole en 1965 ?), j’en suis incapable; de plus, j’ai tendance à ne retenir que les événements extrêmes). Je dois donc écrire mes observations, faire des enregistrements et ceux-ci doivent pouvoir être dépouillés, utilisés facilement2.

Cependant, ces enregistrements de mes observations au cours des tours de plaine ne seront pleinement utilisables que s’ils sont doublés d’autres enregistrements :

  • le climat : il faudrait au moins disposer d’un pluviomètre et le relever chaque jour;

  • les travaux par parcelles : date de labour, date de semis… nature et réglage des outils employés;

  • les traitements : doses des engrais, des produits phytosanitaires, nature des matières actives employées…;

  • des rendements : dans ce domaine, la récolte en vrac et l’absence de pont bascule rendent souvent la mesure par parcelle difficile mais il faut s’efforcer d’obtenir au moins une estimation.

Le dépouillement des enregistrements

Pour utiliser mes observations, pour les faire fructifier, je dois dépouiller mes enregistrements. C’est une évidence qui n’est pas toujours acceptée. Mon voisin récrimine contre le technicien qui l’a incité à noter par écrit ses observations. Il ne pense pas que cela puisse lui servir. Il a raison tant que précisément il ne commencera pas par opérer une synthèse de tous ces renseignements. Ce n’est qu’alors qu’il s’apercevra qu’il connaît d’une manière plus précise ses parcelles mais aussi qu’il lui manque tels ou tels renseignements et qu’il lui faudra entreprendre, en plus, telles ou telles observations.

Les modalités de dépouillement vont dépendre de l’objectif qui est visé.

Mais je dois, au moins, pouvoir :

  • caractériser chaque parcelle et établir son histoire, en particulier le comportement du sol selon les techniques et les climats, apports d’engrais et de matière organique, succession des cultures, adventices principales, différentes hétérogénéités :

  • connaître le comportement des espèces et des variétés cultivées selon les parcelles et les années (dates des stades de développement, périodes favorables de semis et de récolte, rendements, accidents végétatifs : verse, maladies…);

  • dégager les problèmes de l’exploitation : cultures possibles et rendements probables, aménagements à réaliser, techniques à employer, organisation du calendrier cultural période de pointe de travail…).

Voici quelques exemples (il ne s’agit pas de travaux de recherche mais d’un effort de synthèse pour préciser les problèmes sur l’exploitation).

Étude de la culture du blé

Je peux m’intéresser à divers aspects de cette culture. Pour chacun, je construis un tableau de dépouillement qui permet de tenir compte de mes observations.

Le parasitisme (tableau 2)

Ce tableau me permet d’établir des corrélations entre l’importance des dégâts d’un parasite et la variété, le précédent cultural, le climat, les caractéristiques de la parcelle (sol lourd, excès d’eau en hiver, etc.).

Tableau 2.

Le parasitisme.

Cycle végétatif du blé et rendement (tableau 3)

Ce tableau confronté au climat des diverses années m’indiquera :

  • en fonction des catégories de sol, du climat et des précédents quelles sont les dates de semis les plus favorables à une bonne levée;

  • quelles sont les périodes les plus probables pour la montaison (apports tardifs d’azote, traitements herbicides) et pour la récolte;

  • des corrélations éventuelles entre nombre d’épis et rendement. Dans un autre tableau je constaterai peut-être être que le nombre d’épis dépend de l’invasion d’adventices, de la longueur de la période tallage-montaison, et donc de la date du semis et ainsi j’aurai des lignes de conduite pour le futur;

  • quelles sont les variétés les plus adaptées et quelles sont les variations de rendement entre les années pour l’ensemble de l’exploitation; cette dernière information pourra me conduire à m’interroger sur l’intérêt de cette culture.

Tableau 3.

Cycle végétatif du blé et rendement.

Les adventices (tableau 4)

Les informations de ce tableau sont très utiles pour :

  • dégager la nature des adventices, les surfaces occupées par les principales d’entre elles et leur date moyenne d’apparition;

  • estimer l’action des herbicides employés ainsi que des différentes techniques culturales et des précédents culturaux;

  • juger de l’utilité d’un autre moyen de lutte comme l’assainissement;

  • préciser s’il est toujours utile d’employer des herbicides et les meilleures conditions d’emploi en comparant avec les rendements;

  • décider d’une action énergique contre une adventice qui se multiplie et définir un plan d’action (lutte contre le chiendent rampant, les sétaires, les ronces, etc.).

Tableau 4.

Les adventices

Étude du labour d’hiver (tableau 5)

Je pourrai par le regroupement de cet ensemble de résultats juger :

  • de la conservation du labour selon la pluviométrie de l’hiver et les sols des parcelles;

  • des répercussions des divers cas sur l’enracinement mais aussi sur la possibilité d’opérer des façons superficielles rapidement au printemps;

  • de l’intérêt d’un type de labour et d’une période particulière pour chaque parcelle en fonction du climat de l’hiver le plus probable; j’obtiendrai ainsi pour chaque succession culturale choisie, des surfaces à labourer aux différentes périodes de l’hiver et donc une indication précieuse pour l’emploi de la main-d’œuvre et du matériel;

  • de l’intérêt même du labour d’hiver et je serai peut-être conduit à étudier les avantages et les inconvénients du labour de printemps pour chaque culture.

Tableau 5.

Étude du labour d’hiver

Étude d’une politique de la matière organique (tableau 6)

Je rassemblerai dans un tableau les conclusions : des études sur les cultures, du comportement du sol au cours de l’année, du labour d’hiver.

Tableau 6.

Étude d’une politique de matière organique

Je porterai en observation les années et les climats où, par exemple, le phénomène de battance a été très accusé, les parcelles où le labour a été brutalement approfondi.

Ce tableau me donnera les éléments essentiels pour définir les aspects techniques d’une politique de la matière organique, il m’indique en effet :

  • les surfaces respectives dont le bilan humique est positif, négatif ou nul et pour chacune comment évolue la matière organique;

  • les principaux comportements du sol et les répercussions sur l’enracinement (je peux pousser mon analyse en étudiant les rendements par année);

  • les modes d’apports ou/et d’enfouissement de la matière organique, leurs rythmes et ceci par parcelle.

Je peux donc juger si :

  • mes enfouissements sont mal faits et entraînent une mauvaise décomposition de la matière organique sur tant d’hectares;

  • mes enfouissements sont bien faits mais insuffisants sur telle surface bien que pour une part, le comportement du sol reste satisfaisant;

  • je dois surtout agir sur la battance au moment des semis d’automne ou/et sur la prise en masse de mes terres en hiver.

Je serai conduit à revoir mon matériel de broyage et mes réglages de labour, à introduire de nouvelles sources de matière organique et à choisir leur nature (paille, engrais vert, prairie de courte durée, etc.), à modifier le régime hydrique de telle parcelle car l’excès d’eau n’y permettra jamais une bonne évolution de la matière organique enfouie, à ne pas approfondir inconsidérément mes labours.

Étude globale des rendements des cultures de l’exploitation (tableau 7)

Pour choisir mes cultures je confronte des résultats économiques entre eux et je tiens compte de différentes contraintes (périodes de pointe de travail). J’ai donc besoin de pouvoir estimer le rendement probable de mes cultures et pour cela je vais étudier les rendements déjà observés sur l’exploitation en dressant le tableau suivant pour chaque culture (tableau 7).

Tableau 7.

Étude globale des rendements des cultures l’exploitation.

Conclusion

Le tour de plaine est donc un outil dont l’emploi est nécessaire à l’action car c’est le seul qui me permette d’appréhender le réel de mon exploitation, d’en estimer les répercussions sur la production et l’organisation du travail, de déterminer les améliorations à entreprendre.

Le tour de plaine peut apparaître comme un gros travail, je ne crois pas que cela soit le cas. Un peu d’organisation et l’effort d’écrire, sans attendre huit jours ce que l’on a observé, viendront à bout des principales difficultés. Il faudra y ajouter quelques accessoires : un crayon et un carnet pour écrire sur le terrain, un couteau pour gratter la terre, pour examiner les profils culturaux et dans l’auto ou sur son épaule (!), une bêche (avec un bon manche) pour creuser des trous.

Enfin ne jamais oublier que l’observation seule est peu utile, qu’il faut dépouiller les enregistrements, faire quelques tableaux simples pour rechercher des corrélations. Si j’utilise correctement le tour de plaine, si j’observe et note régulièrement je dois être capable de mettre l’ensemble de mon exploitation sous la forme du tableau suivant (tableau 8).

Tableau 8.

Du tour de plaine au tableau de l’ensemble de l’exploitation

Dans notre monde en évolution rapide, où il devient chaque jour plus évident que la direction d’une exploitation demande de plus en plus de technicité, le temps est venu où, non seulement je dois savoir vendre, mais où je dois aussi abaisser au maximum mes prix de revient.

Or cet abaissement exige, entre autres, un contrôle technique extrêmement rigoureux, possible au seul prix d’une excellente connaissance des parcelles, du climat et des plantes cultivées2. Cette connaissance sera le fruit des tours de plaine des agriculteurs et du travail de tous ceux qui, au service de l’agronomie, auront eu ce souci de confronter leurs idées, leurs découvertes au réel.


*

Article publié dans le n8 1534 d’Entreprise agricole (droits réservés).

2

Je pourrai utiliser les fiches mises au point par le service Agronomie de la FNCETA que je compléterai par des notes sur un cahier pour chaque parcelle pour les autres observations, les comptages.

3

On peut penser que certaine formule destinée à agir en particulier sur les prix de revient, telle que l’association de plusieurs exploitations, se révèlerait plus féconde si, au préalable, on avait procédé à ce travail de connaissance approfondie des exploitations.

Pour citer cet article : Sebillotte M. Le « tour de plaine » Facteur de rentabilit_e dans l’entreprise agricole. OCL 2011; 18(3) : 105–12. doi : 10.1051/ocl.2011.0386

Liste des tableaux

Tableau 2.

Le parasitisme.

Tableau 3.

Cycle végétatif du blé et rendement.

Tableau 4.

Les adventices

Tableau 5.

Étude du labour d’hiver

Tableau 6.

Étude d’une politique de matière organique

Tableau 7.

Étude globale des rendements des cultures l’exploitation.

Tableau 8.

Du tour de plaine au tableau de l’ensemble de l’exploitation

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